La révolution digitale qui s’opère dans tous les usages n’épargne quasiment aucun secteur. L’agriculture, de plus en plus exposée aux aléas climatiques, devrait être un des plus grands bénéficiaires de l’Intelligence artificielle (Ia). La prise de conscience semble prendre forme petit à petit, mais des écueils ralentissent sa percée.

Seydou Tall a passé huit années au Gabon. Il a décidé de revenir dans son Fanaye natal, dans le département de Podor, pour investir dans l’agriculture. Les retards de pluie, il a commencé à s’y habituer. Mais, il a une solution qui semble lui convenir : la prière et le récital du Coran à l’approche de l’hivernage. Pour lui, le fait de semer des graines et d’attendre une hypothétique arrivée de la pluie est un des plus grands signes de foi en Dieu. Et il ne compte pas y déroger. Comme Seydou, ils sont nombreux, les agriculteurs qui subissent les aléas climatiques. La plupart d’entre eux semblent impuissants ou n’imaginent pas rompre avec les habitudes ancestrales. Mais, dans un monde de plus en plus connecté, la révolution numérique ne semble laisser aucun secteur en rade, même l’agriculture.

Quelque part, elle a commencé à prendre forme. Le projet Services agricoles et inclusion digitale en Afrique (Saida) a permis, avec l’Agence nationale de conseil agricole et rural (Ancar), grâce à l’application « Météo et calendrier agricole », d’adapter le calendrier de plantation. Un outil qui permet aux agriculteurs d’être sûrs de bénéficier d’une pluviométrie optimale, et par ricochet, de mieux planifier les semences, les récoltes… En effet, les agriculteurs reçoivent dans leur téléphone, en temps réel, des informations et conseils sur les prévisions météorologiques à court, moyen et long terme, la préparation de la campagne de production, les bonnes pratiques de production et l’accès aux prix des marchés environnants. Ceci permet d’accompagner le producteur du début à la fin de la campagne, permettant ainsi de réduire ses coûts de production et d’augmenter ses rendements et ses revenus en général. Le tout en langues locales.

Aujourd’hui, le moins que l’on puisse dire, c’est que le potentiel est énorme.

Madiama Diop est ingénieur en instrumentation scientifique. Il a travaillé dans la mécanique, la productique, le traitement de signal, l’électromécanique et le machinisme agricole. Il estime que le numérique offre une multitude d’avantages au secteur agricole sénégalais. « Tout d’abord, il facilite la collecte de données météorologiques et agronomiques permettant aux agriculteurs de prendre des décisions éclairées sur les calendriers de culture et de planifier les opérations tout au long de la production », indique-t-il. Pour l’ingénieur, des outils comme les technologies de l’Internet des objets (IoT) peuvent être utilisés dans différents maillons de l’agriculture : sur le choix, la mise en place, l’entretien, la récolte, les activités post-récolte, les transformations, la commercialisation et la traçabilité des produits. À côté de ces outils, les drones sont de plus en plus utilisés dans certaines exploitations pour les traitements phytosanitaires et la fertilisation.

PRÉVISION, PLANIFICATION…

Un potentiel à valoriser

Mouhamadou Lamine Kébé est co-fondateur de Tolbi, startup spécialisée dans la digitalisation de l’agriculture. Sa plateforme, dit-il, a produit des résultats importants. Pour ce qui est de l’irrigation, par exemple, Tolbi permet entre 60 à 80 % d’économie en eau d’irrigation et 30 % de rendement en plus si les pratiques sont appliquées à l’échelle parcellaire d’un champ. « Notre solution permet d’avoir des informations, en temps réel, sur les bonnes pratiques agricoles du jour. On calcule, par exemple, les besoins en eau avec des images satellitaires, mais aussi la quantité de fertilisants à mettre dans les sols. On alerte les producteurs, en temps réel, lorsqu’une partie de leur champ est attaquée par des ravageurs et on leur suggère des traitements à appliquer », explique le concepteur.

En outre, Tolbi fournit des prévisions de rendements afin de permettre aux conseillers agricoles d’accompagner les producteurs en temps réel, à distance, via des images satellitaires. « Tout cela leur permet d’adopter de nouvelles pratiques agricoles intelligentes basées sur la technologie, d’augmenter leur production et d’amoindrir leurs pertes en eau d’irrigation », ajoute M. Kébé. Pour Madiama Diop, même si les initiatives sont de plus en plus nombreuses, il existe des aspects qu’il semble urgent de corriger. Il s’agit, selon l’ingénieur en instrumentation scientifique, du déséquilibre du niveau de mécanisation agricole suivant les zones agroécologiques. C’est ce qui explique, à ses yeux, une situation hétérogène sur l’utilisation du numérique dans l’agriculture.

« Dans le nord du pays, il y a des agro-business qui utilisent la pointe du numérique avec des instruments embarqués comme le téléguidage, la domotique, la robotique, les outils de planification numériques, etc. Certaines initiatives ont été lancées, comme l’introduction de module sur le numérique et la digitalisation dans plusieurs curricula du domaine agricole », explique M. Diop. Pour lui, il est crucial d’accroître la sensibilisation et la formation pour garantir une adoption généralisée des technologies numériques par les agriculteurs. Une collaboration étroite entre le Gouvernement, le secteur privé et les organisations de recherche est également essentielle pour créer un écosystème favorable, préconise l’ingénieur.

USAGE DES OUTILS DU NUMÉRIQUE

L’équation de l’analphabétisation contournée

S’il est vrai que la percée du numérique est visible avec l’usage à outrance du téléphone et de l’accès à la connectivité, le faible niveau d’alphabétisation en milieu agricole rend l’utilisation de certains outils peu évidente. Un aspect que la plateforme Tolbi a bien pris en compte. C’est un système par appels, car la plupart des producteurs ne savent pas lire, explique son concepteur. « L’idée, c’est de faire des appels que le producteur puisse recevoir, qu’il puisse décrocher et entendre des conseils. Et si, pour une raison ou pour une autre, l’appel n’est pas passé, on reprogramme l’appel afin de s’assurer que l’information est bien parvenue au producteur. Vous avez juste besoin d’un téléphone et vous recevrez, chaque jour, en langue locale, des informations en temps réel. Ce qui est intéressant chez nous, c’est que c’est calculé par rapport aux besoins réels de la plante. On applique des algorithmes sur des images satellitaires pour dire voilà, en ce moment, quelle est la quantité d’eau dont la plante a besoin », explique-t-il. Mais, pour Malick Fall, ingénieur agronome, même si les premiers outils sont adaptés, il y a des technologies qui requièrent plus de bagages.

Il s’agit, à son avis, du manque d’infrastructures de connectivité dans certaines zones rurales, de la faible alphabétisation numérique parmi les agriculteurs et du coût élevé des technologies et de la connexion internet. Il estime que les formations axées sur l’informatique doivent s’ouvrir davantage à l’agriculture. « Il faut que des dispositions soient prises, pour une approche pluridisciplinaire, si on doit aller vers le numérique à grands pas. L’investissement initial dans des technologies comme les capteurs agricoles, les drones, etc., peut être prohibitif pour de nombreux agriculteurs, en particulier les petits exploitants. L’État pourrait mettre en place un accompagnement spécifique pour l’accès à ces types d’équipements », suggère-t-il.

Intéresser les jeunes

Au Sénégal, maintes stratégies ont été développées pour retenir les jeunes en milieu rural afin d’offrir une main-d’oeuvre suffisante à l’activité agricole. Aujourd’hui, dans un contexte marqué par les départs massifs de candidats à l’émigration, l’agriculture apparait comme une véritable alternative. C’est la conviction de Mara Guèye. Après plusieurs années en Italie, il s’est reconverti dans la vente de noix de cajou. Selon lui, la principale contrainte pour les jeunes, c’est la saisonnalité de l’activité agricole. « C’est difficile de s’y consacrer entièrement. Mais, aujourd’hui, avec la magie du numérique, il y a plusieurs cultures qui peuvent être faites toute l’année. Et le fait d’utiliser des outils, tels que l’ordinateur, la tablette, les drones, donne une image plus valorisante à l’activité », soutient-il. À en croire Mara Guèye, de plus en plus de jeunes ne voient plus l’agriculture comme une activité dévalorisante. Il dit avoir inspiré plusieurs jeunes de son quartier ou immigrés. Il estime qu’il ne manque que le cadre incitatif. « L’État doit faire encore plus. Le plus urgent, c’est de rendre disponibles les intrants comme l’eau toute l’année. L’activité est très rentable », plaide-t-il.

L’ancien émigré de suggérer : « L’agriculture pourrait être plus attractive si elle était plus mécanisée et axée sur la technologie. Je pense, par exemple, à l’irrigation automatique, aux tracteurs. Si on ajoute les applications digitales et une possibilité d’interaction plus grande à distance, je pense que cela pourrait inciter beaucoup plus de jeunes à se tourner vers l’agriculture, sachant qu’elle est gage de développement et d’émancipation économiques ».

RUPTURE AVEC LES ANCIENNES PRATIQUES

Blocage psychologique

Avec des méthodes qui se sont transmises de génération en génération, l’agriculture paysanne a encore de beaux restes. Elle semble même assez armée pour résister à la percée du numérique. Ousmane Daffe est maitre coranique. Il exploite plusieurs hectares de terre à Thiambé, dans la commune d’Ourossogui. Des terres qu’il a héritées de ses parents qui l’ont eux-mêmes reçu de leurs grands-parents. Il subit de plein fouet les effets du changement climatique. Mais, il préfère se réfugier derrière la volonté divine. « C’est bien de se développer, mais il ne faut pas oublier nos valeurs. Nos arrière-grands-parents ont vécu dignement. Ils ont affronté la sécheresse. Ils ont survécu. La terre, c’est une propriété divine. Quelle que soit l’expertise de la technologie, il ne peut pas changer le cours de la vie. C’est Dieu qui décide. En tant que croyants, nous devons nous conformer », philosophe-t-il. Une perception qu’il partage avec Seydou Tall. En lieu et place des outils technologiques, il dit préférer la prière. « Semer une graine, la récolter dignement à la sueur de son front est assimilable à un acte d’adoration. On est sûr de consommer du licite. La pluie, la terre, le soleil…appartiennent au Seigneur. C’est lui qui les donne quand et à qui il veut », avance-t-il.

Oumar Fédior

(Source : Le Soleil, 9 janvier 2024)

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