La protection des données à caractère personnel constitue un défi majeur au Sénégal, en dépit de la mise en place par l’Etat de systèmes normatifs pour encadrer ces données. Dans cet entretien accordé à Ouestaf News, Cheikh Fall, président de la plateforme panafricaine de bloggeurs Africtivistes, nous parle des questions de protection des données personnelles, de citoyenneté et de souverainetés numériques. Il exprime son scepticisme et ses craintes sur les politiques étatiques dans ces domaines.
Ouestaf News – Les textes de loi sénégalais sont-ils suffisamment contraignants vis-à-vis des administrations publiques et des entreprises privées en matière de protection des données à caractère personnel ?
Cheikh Fall – Les textes au niveau national sont assez ambigües dans la mesure où des ouvertures sont laissées. Il est difficile d’être tranché sur la réponse parce que tout dépend de l’interprétation et de la volonté des acteurs qui sont au pouvoir et de la manière dont ils voudraient utiliser ces textes-là. Ces ouvertures, sur le plan juridique, peuvent effectivement être interprétées sous plusieurs angles.
Par exemple, la loi sur les télécommunications électroniques a été révisée et son article 27 (modifié) pose la nécessité de réguler et d’organiser la distribution du réseau. Cet article, lu par un acteur d’une entreprise commerciale, peut être interprété comme allant dans le sens d’aider et d’assister les utilisateurs pour un meilleur usage. Par contre, et dans un autre contexte, le même article pourrait être utilisé pour réduire les libertés et restreindre les droits. Nous avons des textes progressistes mais au fur et à mesure, ils ont été réadaptés, réajustés, selon des volontés ou aspirations politiques.
Ouestaf News – Quels moyens ou mécanismes avons-nous en tant que citoyen pour exiger la protection de nos données personnelles conformément à la loi ?
C.F -Le premier moyen est d’abord de nous sensibiliser aux dispositions légales et d’essayer de les comprendre parce qu’il ne suffit pas d’avoir des lois si elles ne sont pas comprises et accessibles aux citoyens ou au public. Elles doivent pouvoir être mises en contexte de sorte à répondre réellement aux réalités culturelles, sociales, sociologiques et politiques de nos pays.
Il est indispensable aussi que ces lois puissent être accessible en langues locales. Leur conception doit se faire en prenant en compte une approche triptyque ou tripartite : des experts en informatique, des juristes et les acteurs politiques, c’est-à-dire le pouvoir exécutif.
Une fois que tout cela est fait, il sera nécessaire d’avoir une forte communauté d’acteurs engagés pour cette cause car si on n’est pas nombreux à connaître ces réalités et à nous impliquer, on sera faible. Il faut un soutien international et sous régional pour que le sujet concerne tout le monde. Il ne doit pas être porté que par les médias, les acteurs de la société civile, les experts. La question du numérique est devenue transversale et doit reposer sur des forces de proposition et de contestation.
Ouestaf News – En dehors du droit, quelles sont les mesures que les citoyens peuvent prendre pour protéger leurs propres données par eux-mêmes ?
C.F– Dans le cas de figure actuel, le droit protège plus les acteurs politiques et les institutions étatiques. Ce dont disposent les citoyens sénégalais pour le moment, c’est la Commission de protection des données personnelles (CDP) mais elle n’a pas les moyens de sa mission et de son ambition. Après, il y a la division de cybercriminalité de la police qui est surchargée, débordée avec ces cas très nombreux de vol de téléphone. En fin de compte, les populations sont désarmées, elles ne peuvent pas faire grande chose. C’est à l’Etat et à son administration politique de prendre les mesures nécessaires à la protection des données des citoyens.
Ouestaf News – Justement, l’État a-t-il les moyens de protéger les données de ses citoyens ?
C.F– L’État a les moyens de protéger les données personnelles, mais il n’a ni l’ambition ni le courage de le faire. Et c’est cela le problème. L’État ne cherche pas vraiment à disposer des compétences et connaissances requises pour aborder et traiter ce phénomène. C’est un manque de volonté politique parce qu’un citoyen protégé, outillé, en pleine conscience de sa citoyenneté, va poser des problèmes à l’État, au gouvernement ou à un pouvoir public.
C’est une posture qui n’arrange aucun pouvoir, au Sénégal ou ailleurs en Afrique car cela maintient les populations dans l’ignorance. Or, plus la population est dans l’ignorance, plus l’État a la possibilité de pouvoir accomplir des forfaitures.
Aujourd’hui, avec la révolution digitale et avec le monde qui évolue vers une démocratie participative et une démocratie connectée, si les citoyens et les citoyennes connectés, les e-citoyens ont une pleine conscience de leur citoyenneté et de leur pouvoir en termes de droits et de devoirs, l’État n’est plus fort. Ce sont les citoyens qui vont avoir la force. Et nos États n’aiment pas ça !
Ouestaf News – L’État peut-il protéger les infrastructures publiques qui traitent les données et les sources ?
C.F– L’État a les moyens de protéger les infrastructures publiques et techniques, les infrastructures de réseaux et de connexion. Par contre, encore une fois, l’État n’a pas la volonté politique de le faire parce qu’il y a un problème de confiance. Il préfère confier de telles activités à un étranger plutôt qu’à un Sénégalais simplement parce qu’il ne fait pas confiance à l’expertise locale.
Au niveau national, on a un millier de personnes qui ont la capacité de créer un système qui fonctionne et qui pourraient éviter d’avoir des soucis comme celui arrivé avec l’histoire du parrainage (NDLR : lors de l’élection présidentielle du 24 mars), l’histoire des privilégiés de base de données qui avaient des doublons, parce qu’ils n’ont pas voulu utiliser l’expertise locale.
Ouestaf News – Le Sénégal a-t-il les moyens d’assurer sa souveraineté numérique face aux défis de la sécurité ?
C.F– Le Sénégal n’a pas les possibilités d’assumer sa souveraineté numérique. Mais de la même manière que chaque État veut assurer sa souveraineté militaire, économique, alimentaire, il nous faut le vouloir pour atteindre cette souveraineté numérique.
Par contre, nos gouvernants préfèrent se consacrer à d’autres aspects qu’au numérique parce qu’ils n’ont pas encore une pleine conscience de ce que représente la souveraineté numérique, de ce que les données pourraient avoir comme poids dans l’échiquier politique, dans la stratégie militaire, géopolitique et dans tout ce qui est cyberguerre, économie numérique, etc.
Ouestaf News – Le lancement en juin 2021 du Data Center de Diamniadio peut-il y changer quelque chose ?
C.F– Non ! Le Data Center ne change rien. Il faut qu’il y ait d’abord une volonté, une vision politique capable d’accompagner cela. L’infrastructure seule ne sert absolument à rien.
Il faut une conscience nationale numérique, une conscience citoyenne numérique. Un téléphone seul, il peut coûter des milliards, il ne sert à rien s’il n’est pas bien utilisé dans toutes ses capacités.
Ouestaf News – Quels sont les vrais enjeux derrière la question de la souveraineté numérique, vu sous l’angle de la citoyenneté ?
C.F– Ce sont des enjeux de stabilité, de démocratie, de gouvernance, de géopolitique, de libertés fondamentales, etc.
Tous les textes de lois vont être réécrits, qu’il s’agisse des textes au niveau légal pour tout ce qui concerne les jugements et infractions. Tout va être réadapté par rapport au numérique, parce que le numérique va avoir un rôle fondamental dans l’affirmation de la citoyenneté.
(Source : Ouestafnews, 8 avril 2024)