Titulaire d’un doctorat d’Etat en Droit privé, expert en régulation des marchés du numérique, en stratégie et développement des télécommunications/TIC, Issa Isaac Sissokho capitalise une expérience d’une vingtaine d’années dans la régulation, le pilotage et le management de projets numériques. Dans cet entretien, celui qui a occupé plusieurs fonctions de responsabilités au sein de l’autorité de régulation des télécommunications et des postes du Sénégal (Artp), aborde les questions brûlantes du numérique.
Comment analysez-vous la percée du numérique dans nos économies ?
Le numérique est un facilitateur de la productivité à l’échelle de l’économie et de la croissance. Mais pour qu’il profite et déploie tout son potentiel pour l’économie sénégalaise, il faut répondre à trois questions fondamentales : Quelle est l’étendue de l’adoption des technologies numériques et quels sont les principaux obstacles qui empêchent leur adoption plus généralisée par les ménages et les entreprises ? Quels sont les effets de l’adoption des technologies numériques sur le bien-être des ménages et la productivité des entreprises ? Quels sont les principaux domaines d’intervention de politiques publiques qui pourraient promouvoir une plus grande adoption et une plus grande intensité de l’utilisation des technologies numériques ?
Ce que nous recherchons avec le numérique, ce sont des emplois de qualité qui nécessitent un soutien à l’utilisation de meilleures technologies par les entreprises, assorti d’un environnement plus favorable aux start-ups, et des facilités au financement. Au cours de la dernière décennie, le Sénégal a réalisé des avancées considérables dans l’élargissement de la couverture à large bande, mais l’utilisation et l’accessibilité financière et la qualité des services restent relativement faibles.
Le taux de pénétration global de l’Internet quand bien même il est à un niveau satisfaisant (plus de 95%) il n’en demeure pas moins que le coût du haut débit mobile pour les ménages – environ 4 % du revenu mensuel en 2019 pour un forfait de données uniquement – se situe légèrement au-dessus des niveaux établis par la Commission du haut débit pour le développement durable de l’UIT à moins de 2 % du revenu mensuel. Si on sait que les principaux facteurs déterminant l’adoption de l’internet mobile sont entre autres le revenu des ménages, le prix de l’internet mobile, le fait de vivre en zone urbaine ou pas, le secteur d’emploi etc… il y a manifestement des efforts à faire à ce niveau que ce soit du côté du régulateur comme des opérateurs et fournisseurs d’accès à Internet.
D’où la pertinence de la loi sur la startup act ?
La Commission d’évaluation, d’appui et de coordination de la startup act (Ceac) vient d’être installée. Il faut maintenant très rapidement finaliser les textes d’application de la loi sur la startup afin de rendre les activités de la Ceac opérationnelle. En effet, l’augmentation du nombre et de la qualité des startups peut avoir un impact significatif sur la création de valeur et de richesse dans l’écosystème numérique au profit des jeunes entrepreneurs, et les principaux obstacles qu’ils rencontrent habituellement dans les écosystèmes à fort potentiel sont l’accès insuffisant aux marchés, au financement, la lourdeur des réglementations.
La faiblesse des capacités est également une contrainte, associée au manque d’accès aux technologies et au faible niveau de capital humain. C’est pourquoi, je pense que la Ceac devra s’appuyer sur les travaux du Programme de Réforme de l’Environnement des Affaires et de la Compétitivité qui entre maintenant dans sa troisième phase (Preac3) qui donnent des pistes intéressantes comme par exemple l’approfondissement de la numérisation des transactions entre gouvernements et entreprises, un marché au potentiel énorme pour les startup et qui devrait à moyen terme, inclure une plateforme de marchés publics permettant aux jeunes entrepreneurs de participer aux appels d’offres.
Le Sénégal peut-il devenir un hub numérique régional ?
Au cours de la dernière décennie, le Sénégal a connu une expansion rapide des technologies numériques. De nombreux Sénégalais ont eu accès aux services de téléphonie mobile de base et un nombre important d’entre eux ont également eu accès à l’internet mobile. L’accès à la large bande fixe se développe, bien qu’il reste peu nombreux. Le gouvernement a pris plusieurs mesures pour créer un environnement propice à la numérisation de son économie, des réformes explicites pour accroître l’utilisation d’internet car des infrastructures solides sont déjà en place.
La nouvelle vague de réformes sectorielles en cours vise à ouvrir davantage le secteur notamment par l’entrée d’un plus grand nombre de fournisseurs de services internet, à consolider et partager l’infrastructure numérique, afin de rattraper les leaders régionaux. Pour ce faire, des investissements publics comme privés ont été consentis pour améliorer la disponibilité d’infrastructures numériques à coût réduit, étayées par un meilleur accès à l’électricité, en particulier dans les zones rurales, non seulement pour empêcher l’élargissement des fractures numériques, mais pour les réduire activement.
Cela est attesté par les politiques axées sur la couverture universelle et abordable du haut débit et de l’électricité qui sont les plus conséquentes pour atteindre les populations exclues, notamment les personnes vivant dans des zones rurales et isolées. Sous ce rapport, il me paraît urgent d’accélérer les programmes du Fonds de Développement du Service Universel des Télécommunications (FDSUT) qui pourraient fortement contribuer à réduire la fracture numérique.
Toutefois, ce tableau que je viens de décrire et qui dépeint un secteur dynamique comporte quelques faiblesses qu’il faut relever. Les principales sont relatives aux inégalités persistantes dans l’utilisation du numérique, par exemple en ce qui concerne l’argent mobile. Sur ce point, il faut le dire le Sénégal est à la traîne par rapport à ses pairs de la région en termes de possession de comptes d’argent mobile (d’après le dernier rapport de la BCEAO 2020 sur l’utilisation du mobile money) avec 14,08%, derrière la Côte d’Ivoire qui détient 29,42% du nombre total de comptes de monnaie électronique dans l’Union, suivie du Bénin (16,39%), du Burkina (16,21%).
Il existe également des disparités importantes au sein du pays, entre les hommes et les femmes : par exemple 35% des hommes possèdent des comptes d’argent mobile au Sénégal, contre 29 % des femmes, tandis que la part des comptes d’argent mobile détenus dans les zones urbaines est de 35 %, contre 27 % dans les zones rurales. Voilà bien des sujets qu’il faut adresser pour rendre l’inclusion numérique effective.
A l’instar des autres pays, la régulation des réseaux sociaux reste un sérieux problème ?
Le cadre légal et réglementaire élaboré depuis 2014 au Sénégal est assez fourni et offre tout l’arsenal nécessaire à notre avis pour lutter efficacement contre les dérives constatées dans sur les réseaux sociaux. Il s’agit de la Loi 2008-12 sur la protection des données à caractère personnel, du décret 2014-770 précisant certaines obligations des opérateurs quant au droit à l’information des consommateurs, de la Loi 2016-33 relative aux services de renseignement, de la Loi 2016-29 portant Code Pénal, de la Loi 2016-30 portant code de procédure pénale, de la Loi 2017-27 portant Code de la Presse, de la Loi 2018-28 portant Codes communications électroniques.
Depuis bientôt deux décennies, il y a un narratif qui est construit autour du numérique, qui décrit ce dernier comme un potentiel que les Etats peuvent utiliser pour faire le bond substantiel vers le développement. C’est pourquoi, il est paradoxal, au moment où l’Etat promeut le numérique et y consacre de gros investissements, de voir des coupures d’internet. Probablement, il faudra dans les années à venir réfléchir sur le cadre juridique dans lequel l’Etat peut pour des raisons ou d’autres être amené à couper l’Internet, dès lors qu’une coupure d’Internet peut avoir des conséquences sur l’activité économique. D’un autre côté, il faut relever que le numérique n’est pas la panacée pour le développement économique et social.
Mamadou Diop
(Source : CIO Mag, 19 septembre 2023)