Au micro de Mohamadou Diallo, fondateur de Cio Mag, Lacina Koné, directeur général de Smart Africa a fait un tour d’horizon de la participation de l’Afrique au Mobile World Congress de Barcelone (26-29 février 2024) et des autres préoccupations du continent relatives aux infrastructures, l’intelligence artificielle (IA), les technologies numériques, la cybersécurité, etc. Cette année, le Mobile World Congress de Barcelone, considéré comme le plus grand salon de l’industrie de la téléphonie mobile a réuni plus de 100 000 participants. Interview.
Cio Mag : Quel est le sens de la participation de l’Afrique au Mobile World Congress de Barcelone ?
Lacina Koné : Chaque année, on constate que l’importance de la présence africaine est vraiment primordiale au regard de son progrès par rapport à l’économie numérique. Il y a plus de 50 pays en Afrique, plus de 50 opérateurs téléphoniques, plus de 50 régulateurs, plus de 50 agences d’implémentation des systèmes d’information, plus de 50 agences de cybersécurité, plus de 50 agences de protection des données personnelles et ça augmente. L’Afrique représente une force dans l’écosystème du Mobile World Congress. Selon les derniers chiffres en 2023, l’Afrique a enregistré des transactions évaluées à plus de 838 milliards de dollars via la téléphonie mobile. Donc, l’Afrique détient toujours le leadership dans le monde en matière de mobile money. C’est la preuve que l’Afrique est incontournable. Cette année, le salon a consacré beaucoup de Use Case sur l’IA. C’est très important d’être là.
Justement, quelle est la stratégie mise en place pour le déploiement de l’IA dans les pays membres de Smart Africa ?
Smart Africa a développé le schéma directeur de l’IA qui est porté par l’Afrique du Sud depuis 3 ans. L’année passée, les USA ont voté la loi sur l’IA, l’Union européenne aussi. Nous avons un schéma directeur mais nous sommes tous unanimes que la transformation numérique est primordiale dans tous les secteurs. Par contre, quant à l’IA, elle n’est primordiale dans tous les secteurs. Au niveau de Smart Africa, nous sommes en train de préparer une stratégie de positionnement de l’Afrique par rapport à l’IA. Cela veut dire que l’IA est importante. Mais est-elle plus importante que la transformation digitale ? La réponse est non. Nous voyons l’IA comme un outil. Les use cases nous démontrent que l’IA est un copilote pour accompagner nos Etats. L’IA est un outil puissant qui peut accélérer et amplifier la transformation digitale des entreprises. Cependant, elle ne doit pas être considérée comme une fin en soi, mais plutôt comme un moyen d’atteindre des objectifs stratégiques. L’alliance de l’IA et d’une transformation digitale bien pensée est la clé du succès dans l’économie numérique.
Les use cases nous démontrent que l’IA est un copilote pour accompagner nos Etats.
Ce qui nous emmène à nous focaliser sur les cas d’usage. Nous avons accompagné le Bénin à élaborer sa stratégie nationale d’IA. D’ailleurs, le Bénin a lancé un projet pilote de l’IA ChatGPTBénin. Nous avons aussi accompagné le Ghana dans l’élaboration de sa stratégie nationale de l’IA avec un cas d’usage sur le ChatGPT. Mais quand on prend l’IA dans la santé, c’est primordial. Vous prenez un pays comme le Niger où il y a moins de médecins, l’IA peut vraiment aider. Les premiers diagnostics peuvent se faire par l’IA avant que les patients ne soient ramenés dans les régions pour la prise en charge.
Quid de l’éducation ?
Il y a 15 ou 20 ans, quand vous dites que vous faites les licences en ligne, cela n’avait pas de valeur. Aujourd’hui, l’IA a complètement bouleversé l’éducation. Il y a quelque chose de très important à souligner : n’ayons pas peur de l’IA. Une innovation engendre toujours un progrès. Puisque nous sommes dans un écosystème : tout change autour de nous sauf le mot changement. L’IA ne va pas remplacer les enseignants mais c’est une autre manière d’apprentissage beaucoup plus efficace. Il faut souligner que l’IA nous apporte l’efficacité, surtout dans les fonctions qui sont très concentrées en matière de main d’œuvre. Cela représente aussi une opportunité à l’Afrique.
C’est l’Afrique qui va beaucoup plus bénéficier de l’IA. Car, elle compte plus de 50 pays et des centaines de langues. Aujourd’hui, vous parlez avec des IA dans les langues de votre choix. Pourquoi ne pas interagir avec cette IA dans une langue africaine ? Ce qui veut dire que l’IA chez nous va fermer les fossés numériques. Plus on avance dans l’écosystème de la transformation numérique, plus on crée beaucoup d’illettrés. Mais plus on adopte l’IA, et plus les illettrés pourront utiliser les outils de transformation numérique. Les langues africaines ne représentent que des marchés pour nos jeunes startups africaines. Les grands groupes ne viendront pas développer l’IA en wolof, cela ne les intéresse pas.
Comment l’IA peut intervenir dans la santé ?
La e-santé est un projet porté par le Rwanda. On l’a déjà lancé. L’IA a beaucoup plus d’informations en regardant les symptômes pour déterminer précisément si c’est un cancer ou pas. Plus vous nourrissez la data, plus vous avez les informations.
Comment réduire le gap infrastructurel de l’Afrique par rapport aux autres régions du monde ?
Pendant les 10 dernières années, on ne parle que de connectivité. Se basant sur le rapport de l’UIT, on est entre 43 et 45% d’adoption de la bande passante en Afrique. Il y a ce qu’on appelle les fossés de couverture, les fossés d’usages par rapport aux opérateurs mobiles. Sur cet aspect, ils ont déployé des réseaux qui ne sont pas utilisés car le coût d’Internet est élevé. Il y a le fossé de couverture et le fossé d’usage. Le fossé d’usage représente selon les statistiques du GSMA près de 60% de la population.
[…] nous pouvons faire un bond d’ici à 2025 si on arrive à réduire les tarifs d’accès à Internet pour arriver entre 75 et 80%.
On parle aussi d’accès à internet et l’adoption d’internet. Il y a l’adoption mobile et l’adoption fixe : les deux mis ensemble représentent 46% d’adoption d’Internet en général. Et nous avons 20 à 25% de fossé de couverture, cela veut dire que nous pouvons faire un bond d’ici à 2025 si on arrive à réduire les tarifs d’accès à Internet pour arriver entre 75 et 80%. Aujourd’hui, le challenge n’est pas la couverture mais le fossé d’usagers : comment travailler avec nos gouvernements, nos régulateurs pour que l’Internet s’aligne sur les recommandations des Nations unies qui stipule que l’accès à Internet est une nécessité et ne doit pas dépasser 2% de revenus mensuels pour chaque citoyen.
Le secteur des télécoms est confronté à un défi d’investissement. Avez-vous le soutien des gouvernements africains ou des partenaires stratégiques pour y faire face ?
Selon le rapport de la Banque mondiale, l’Afrique a besoin de 109 milliards de dollars pour les infrastructures. Il est évident que nous avons besoin de l’infrastructure mais l’usage et l’abordabilité d’abord. Nous n’avons pas besoin d’attendre d’ici 2030 avant de travailler avec les opérateurs et les gouvernements pour parvenir à la réduction du coût de l’Internet. Cette stratégie se focalise sur la masse avec une régulation agile et intelligente. Comment peut-on comprendre qu’au cours des 5 dernières années, l’Afrique a enregistré la croissance la plus forte au monde en matière de croissance Internet et malgré cela le continent est à la traîne ?
Smart Africa investit-il dans les technologies vertes, en particulier dans la transition énergétique ?
L’économie numérique contribue beaucoup plus que l’industrie aéronautique en matière de pollution. Quand on regarde la transformation numérique et l’énergie verte, les gens pensent que les énergies vertes ont seulement rapport aux énergies renouvelables. Ce que nous devons chercher à comprendre, c’est comment nous pouvons augmenter la bande passante par rapport à l’énergie transformée ? Et avec les fabricants contemporains, les appareils deviennent de plus en plus petits. La transformation numérique est inférieure. Nous devons nous concentrer sur deux éléments : l’énergie renouvelable pour fournir de l’énergie propre et l’énergie qui est consommée par le coding. Depuis un certain moment, Smart Africa est engagé dans le renforcement de capacités dans l’énergie verte, dans le coding.
Entre la création d’usines d’assemblage ou de reconditionnement, que préconisez-vous ?
Le coût des devices est problématique. Nous devons éteindre les réseaux 2G et 3G. Comment nous pouvons avancer en trainant tout cela ? Là interviennent les coûts des devices. Mais la question à se poser est de savoir s’il faut fabriquer ou assembler les devices en Afrique ou pas. On a déjà vu des exemples de certains pays qui ont essayé comme le Kenya, le Rwanda mais l’obstacle était bien présent.
Le coût des devices est problématique
Lorsque vous fabriquez des devices pour un pays comme le Rwanda qui fait 13 millions d’habitants, il n’y a pas le volume qu’il faut. Tant que les marchés ne sont pas intégrés avec l’accompagnement de la libre circulation des biens et des personnes, l’opérateur qui va venir s’installer en Ouganda pour fabriquer des devices ne pourra pas avoir accès au marché kenyan. Nous sommes aujourd’hui obligés de subir la conséquence du fait que les marchés ne sont pas intégrés et que la possibilité d’un opérateur d’avoir une croissance sera impossible.
Où en est Smart Africa avec le projet One Area Network ?
C’est une volonté politique qui doit être suivie de volonté d’exécution. Il s’agit maintenant de comment réduire le coût de la vie à nos concitoyens. Il est inadmissible qu’on quitte Bamako pour Dakar et qu’on paie cher. Nous avons commencé une étude pour démontrer aux opérateurs que c’est un projet beaucoup profitable pour eux. On a été approché par la zone de l’Afrique centrale pour l’implémentation du projet.
La convention de Malabo vient d’être ratifiée par une quinzaine de pays. Comment ensemble avec l’Union africaine, Smart Africa œuvre à parvenir à une sorte de RGPD comme en Europe ?
Smart Africa travaille en étroite collaboration avec l’Union africaine. Même le projet phare de la cybersécurité porté par la Côte d’Ivoire est basé sur la convention de Malabo et d’autres conventions parce que la convention de Malabo a été élaborée depuis 2015 avec quelques ajustements. Nous tirons ce qui est meilleur et nous recommandons des clauses additionnelles que les pays doivent adopter. La cybersécurité est une fonction régalienne.
Depuis 2016, il est porté un projet de point de change internet sur le continent. Comment travaillez-vous à promouvoir la participation des opérateurs locaux au maintien du trafic au niveau local et à la réduction des coûts ?
Pour les points de change, on ne peut jamais avoir une souveraineté. Les points de change vont naturellement venir avec le projet Intra Africa Connectivity puisque ce projet appelle chaque pays africain à être connecté au moins à ses voisins. A partir de là, pour la sortie d’Internet, on doit avoir un point de change. On ne peut pas toujours dépendre des autres. Il y a plusieurs composantes aujourd’hui qui représentent des obstacles, notamment la présence des datacenters. Savez-vous que l’Afrique ne détient que 1% des datacenters du monde ? On détient exactement le même nombre de datacenters que la Suisse, évalué à 8 000. Nous encourageons les pays à avoir des datacenters et pas que ça, des cloud. Une fois que vous avez le datacenter et le cloud, vous êtes obligés d’avoir le point de change.
Mohamadou Diallo
(Source : CIO Mag, 6 mars 2024)