À la tête des Douanes sénégalaises depuis novembre 2023, Dr Mbaye Ndiaye décline, dans cet entretien, sa vision fondée sur le renforcement du capital humain, l’innovation et la gestion axée sur les résultats. Il évoque aussi les mutations au sein de la Douane pour faire face aux défis multiformes et l’impact de l’exploitation pétrolière sur les recettes.
Comment avez-vous accueilli votre nomination à la tête de la direction générale des Douanes ?
J’ai accueilli cette nomination en rendant grâce à Allah le Tout-Puissant, mais en témoignant aussi ma gratitude à Son Excellence le Président de la République. Je voudrais, au-delà de cette gratitude, lui dire tout mon engagement à travailler dans la loyauté pour remplir correctement et convenablement la mission qui m’a été assignée, dans l’intérêt supérieur du Sénégal.
Quelles sont les priorités et quel type de management comptez-vous mener ?
J’ai essayé, à la suite de ma nomination, en relation avec l’ensemble des acteurs et les parties prenantes internes et externes, de mettre en place une gouvernance centrée sur trois piliers. Le premier cible la revalorisation du capital humain. Je le dis et je l’explique tout le temps : l’homme est au centre de tout. Il est important, avant d’avancer, qu’on puisse véritablement mettre l’accent sur le renforcement des compétences, des connaissances, mais surtout sur la motivation du personnel qui est un élément déterminant pour la réussite de nos missions. Le deuxième pilier est le développement de l’innovation sur le plan technologique et structurel et au niveau des procédures. L’Administration des Douanes est confrontée à des mutations. Elle rencontre des défis importants, dont sécuritaire, sur la lutte contre la fraude, mais également fiscal et économique. Et pour s’adapter à ces défis, elle a l’obligation de faire une mue, de travailler en parfaite synergie avec les autres acteurs. Et pour cela, l’innovation est centrale. Le troisième pilier de notre gouvernance, c’est la mise en place d’une gestion axée sur les résultats. Dans le cadre de cette gestion, il sera question d’assigner à toutes les unités et à tous les services des objectifs d’efficacité, d’efficience et de qualité du service. Nous avons été renforcés dans certains domaines. Et nous allons utiliser ces moyens de manière rationnelle, de sorte à sauvegarder les intérêts du contribuable qui paie les impôts qui nous permettent d’avoir les moyens de faire le travail. Les procédures douanières doivent se dérouler dans la célérité, dans la rapidité. Et nous devons éviter qu’il y ait des contraintes dans l’exécution de nos missions, surtout pour les opérateurs qui respectent la réglementation et qui doivent être accompagnés. C’est dans ce sillage que nous avons mis en place la dématérialisation intégrale des procédures pour imprimer de la célérité, et surtout réduire les frais des marchandises. Voilà les piliers de notre gestion que nous voulons moderne, calqués sur les meilleurs standards en termes de pilotage des services douaniers et arrimés aussi aux recommandations de l’Organisation mondiale des Douanes.
Quel bilan tirez-vous du Promad après deux ans de mise en œuvre ?
Le Promad (Programme de modernisation de l’Administration des Douanes) a été initié par le président de la République. Il faut rappeler que nos services travaillaient dans des conditions difficiles. Ils y avaient des services qui étaient dans des abris provisoires ou dans des maisons conventionnées, tandis que d’autres n’avaient même pas de locaux. L’un des premiers piliers du Promad a été de s’attaquer à mettre nos agents à l’aise. C’est un programme qui a permis, aujourd’hui, de démarrer 25 constructions d’unités douanières. Il est prévu d’autres constructions dans la deuxième phase. Celles de la première phase avancent bien et sont en phase de finition. D’autre part, plus de 235 véhicules ont été acquis et permettent, aujourd’hui, à l’ensemble des brigades d’être équipées au moins de deux véhicules fonctionnels, alors que, traditionnellement, il y avait beaucoup d’unités qui avaient toutes les difficultés du monde pour être mobiles sur le terrain, car n’ayant pas de bonnes voitures. Étant Directeur régional, j’ai eu à constater qu’il y avait même certains endroits où des agents louaient des véhicules pour faire le service ; ce qui était inadmissible. Sincèrement, le Promad nous a permis de régler, de manière définitive, cette question des moyens roulants relativement à l’exécution du service. Le troisième aspect avec le Promad, c’est que nous avons est en train d’assister à la montée en puissance de notre unité maritime. Il y a environ 25 vedettes de dernière génération qui ont été acquises et qui permettent, aujourd’hui, une montée en puissance de l’action douanière en mer en collaboration avec la Marine nationale. Comme vous le savez, le Sénégal est bordé par l’océan et nous avons des frontières fluviales avec la Mauritanie et la Gambie, sans compter les cours d’eau intérieurs. Au niveau de ces différents plans d’eau, la Douane intervient grâce à ses moyens de surveillance. D’autre part, avec le Promad, nous sommes en train de révolutionner la manière de fonctionner des services. Des équipements informatiques de dernière génération ont été accueillis. Des équipements modernes nous permettent également de faire le tracking. Il y a un projet de centre de commande opérationnel équipé de technologies de dernière génération qui vont permettre de surveiller, à temps réel, toutes les opérations passant par les différents corridors. Le dernier élément, c’est par rapport aux ressources humaines. Là aussi, il y a des actions de formation et de sensibilisation destinées à nos éléments qui ciblent nos partenaires traditionnels de l’Administration. Voilà, en résumé, les réalisations de ces deux années.
Quel bilan tirez-vous de la dématérialisation intégrale des opérations douanières après un mois de mise en œuvre ? (La procédure a été lancée le 1er janvier 2024).
Nous pouvons en tirer un bilan extrêmement satisfaisant. Au départ, il y a eu beaucoup d’appréhensions. Les Sénégalais ont peur de l’inconnu, surtout les opérateurs économiques. Il y avait aussi une résistance au changement et des mises à jour à faire sur le plan informatique. Mais, la sensibilisation et la détermination ont permis de vaincre très tôt ces obstacles. Et nous sommes parvenus à lancer le processus qui, aujourd’hui, est chanté par la plupart des acteurs. Je vous rappelle que jusqu’à la fin de l’année 2023, le rythme quotidien des liquidations tournait autour de quatre milliards de FCfa. Aujourd’hui, nous sommes entre cinq et six milliards de FCfa. Je n’impute pas toute cette performance à la dématérialisation, mais je pense qu’elle a contribué à accélérer les procédures douanières et à imprimer davantage de célérité à nos formalités. Elle a contribué à la simplification, à la transparence des formalités administratives et je crois que ce sont ces facteurs combinés et l’engagement des agents qui ont permis d’aboutir très rapidement à ses résultats.
Concrètement, que change la dématérialisation par rapport au Système Gaïndé ?
Le Système Gaïndé existe depuis 1991. Il permettait de gérer la procédure de dédouanement, mais de manière automatisée. Et il y avait, parallèlement au traitement automatisé, la soumission manuelle des documents devant accompagner la déclaration en détail. L’opérateur était ainsi obligé de faire un long circuit pour réunir les documents nécessaires (l’attestation de l’assurance, une attestation d’importation ou une autorisation de change, une déclaration préalable d’importation de produits alimentaires ou Dipa, etc.). Bref, il devait introduire l’ensemble des éléments dans le système, mais aussi collecter tous les documents requis. Aujourd’hui, nous changeons de paradigme. Non seulement les documents ne sont pas collectés de manière manuelle, mais l’ensemble des services sont interconnectés à l’Administration des Douanes. Pour faire une déclaration, vous faites la demande de manière électronique ; nous traitons votre demande en vous permettant d’avoir l’ensemble des documents. Ensemble, vous prenez ces documents et vous les intégrez dans le Système Gaïndé. Ensuite, le douanier, là où il est, voit votre document. Il a ainsi la latitude de traiter la déclaration de manière automatisée, sans que vous ne vous déplaciez, sans documents physiques. La dématérialisation permet de se passer des déplacements qui prenaient du temps.
Le Sénégal va commencer, cette année, l’exploitation du pétrole et du gaz. Est-ce que cela aura des incidences sur les recettes douanières ? Si oui, comment ?
Aujourd’hui, les recettes pétrolières contribuent entre 20 et 23 % des recettes globales des Douanes. Autrement dit, sur les 1426,6 milliards de FCfa réalisés en 2023, environ les 22 % proviennent des recettes pétrolières. Donc, ce sont des recettes extrêmement importantes qui nous permettent de conforter le niveau global de mobilisation de nos recettes. Mais, avec l’exploitation pétrolière, surtout lorsque la Sar (Société africaine de raffinage) aura atteint sa vitesse de croisière en matière de raffinage, il n’y aura aucun droit de douane payant ; ce sera donc des produits exemptés de frais douaniers. Si la totalité du pétrole qu’on consomme au Sénégal est produite localement, ce sera au moins entre 20 % et 23 % de nos recettes qui seront amputées. Maintenant, je crois que la Sar n’atteindra pas ses capacités maximales de raffinage d’ici quelques années et il y aura une partie de la production qui sera toujours importée. Cela veut dire que nous pourrons toujours avoir une partie à collecter. D’autre part, nous pouvons dire qu’on peut perdre des recettes de porte, mais il y a le concept de solidarité des régies. Nous travaillons avec nos administrations sœurs des Impôts et du Trésor. Et je sais qu’il y aura une montée en puissance au niveau de la fiscalité intérieure. Et ça pourrait compenser une partie des recettes que la Douane va perdre. D’autre part, la Douane a aussi des missions économiques. Et dans le cadre de l’exploitation du pétrole, pour l’essentiel du matériel importé, c’est la Douane qui a encadré les procédures en donnant des exonérations. Lorsque l’exploitation va commencer, nous aurons là le régime de droit commun. Les importations qui seront effectuées seront soumises au paiement des droits et taxes. Il y a aussi un aspect important : la vérification des dispositifs liés au contenu local. Là aussi, la Douane va vérifier l’ensemble des opérations d’importation pour apprécier le degré de conformité par rapport aux dispositifs de ladite loi, c’est-à-dire que même si, sur le plan fiscal, notre action peut être biaisée avec des réalisations qui seraient inférieures, les retombées seront là pour l’économie, car la Direction des Impôts et domaines pourra capter une partie des recettes et faire jouer la solidarité des régies financières. En troisième lieu, nous serons là pour accompagner, mais d’une autre manière, surtout sur le plan économique, pour que les intérêts de l’État soient sauvegardés, plus maintenant les contrôles que nous allons va faire en matière de change, car il y aura souvent des transferts de fonds. Là aussi, la Douane va encadrer pour que l’intérêt national soit sauvegardé.
Comment la Douane compte-t-elle se réinventer pour faire face aux nouveaux défis ?
Les défis rencontrés par l’Administration des Douanes, nous pouvons les évaluer en fonction des missions qui sont effectuées par cette Administration. Si nous regardons la mission fiscale, le premier défi sera de voir comment optimiser la mobilisation des recettes dans un contexte de mondialisation, de libéralisation et de régionalisation de l’économie, mais aussi dans une transition fiscale et d’exploitation du pétrole. Tous ces événements auront pour effets d’entraîner une érosion progressive des droits de douane. Et pour contrecarrer l’effet de ces événements qui impactent négativement nos recouvrements, nous allons essayer d’optimiser nos actions, autrement dit, la matière imposable qui va nous rester. Nous allons essayer de travailler mieux, c’est-à-dire taxer moins, mais d’une meilleure manière pour capter l’essentiel des recettes. Nous allons travailler à maîtriser davantage l’assiette des produits et les autres aspects, tels que l’espèce tarifaire, les quantités et l’origine des marchandises. Ce travail qualitatif permettra de booster le recouvrement des recettes. Ça, c’est par rapport au défi fiscal. Sur le plan économique, la Douane a une mission traditionnelle de contrôle, mais aujourd’hui, avec le développement exponentiel du commerce international avec les volumes importants de marchandises qui font l’objet de transaction internationale, il est impossible pour l’Administration de continuer à contrôler, de manière exhaustive, l’ensemble des opérations. La Douane a l’obligation, dans ces conditions-là, de mettre l’accent sur les opérations à risque, de cibler les opérations illicites et de faciliter celles qui ne présentent aucune difficulté. Et pour cela, l’Administration a l’obligation de développer les méthodes d’analyse du risque qui permettent de cibler les opérations suspectes. Elle utilise également les techniques d’inspection non intrusives comme les scanners qui permettent de concilier facilitation et contrôle. Dans le domaine sécuritaire, avec le contexte assez particulier de la sous-région, caractérisé par des menaces multiformes, le défi de la Douane, c’est de travailler à assurer la sécurité de notre pays en contrôlant les frontières. En effet, il y a des trafics illicites qui ont tendance à se multiplier. Aujourd’hui, les saisies importantes de drogue, d’armes et de faux médicaments montrent, d’une certaine manière, que l’Afrique de l’Ouest est en train de devenir une plaque tournante du trafic illicite et du crime organisé. Au-delà des effets sur l’économie, ces activités délictuelles ont un impact négatif sur la stabilité et la sécurité de notre pays. C’est pourquoi l’Administration des Douanes développe, aujourd’hui, une certaine synergie avec les autres forces de défense et de sécurité à travers le concept d’interopérabilité des forces, la mutualisation des moyens et l’échange de renseignements pour sécuriser nos frontières.
Vous venez de célébrer la Journée internationale de la Douane sur le thème du partenariat. Quelle importance revêt cet aspect dans votre travail au quotidien ?
La Douane a une longue tradition de collaboration avec d’autres services : les entreprises, les autres forces de défense et de sécurité, etc. À cela s’ajoutent nos partenaires externes, comme les administrations sœurs de la Gambie, du Mali et de la Guinée-Bissau, avec qui nous avons noué des conventions bilatérales. Je reviens de la Gambie ; un séjour qui m’a permis de travailler au renforcement de la coopération bilatérale entre les deux administrations. Nous avons aussi une coopération exemplaire avec les Douanes française et américaine qui nous assistent dans la réalisation de nos missions.
Entretien réalisé par Seydou Ka
(Source : Le Soleil, 1er février 2024)