Ayant co-fondé et développé Cap DC, leader en Europe du Sud et en Afrique francophone dans l’ingénierie de construction de Datacenters, avec 8 filiales et un chiffre d’affaires de 16 millions d’euros, Olivier Labbe est un pur produit de l’Ecole Centrale de Lyon et de la Harvard Business School. Aujourd’hui, il reprend les activités africaines avec de nouveaux associés européens, sous la marque BlueSun DC. Dans cette interview exclusive avec Le Tech Observateur, Olivier Labbe qui conseille aussi les investisseurs et les développeurs sur le marché européen des Dacatenters, entre autres activités, nous partage son regard sur la mise en place des Centres de données au Sénégal.
Le Tech Observateur : Avec CAP DC, quelles ont été vos réalisations au Sénégal et en Afrique ?
Olivier Labbe : Nous sommes présents au Sénégal depuis 2015 et nous adressons depuis Dakar la sous-région. Nous avons pu y travailler sur des projets de Datacenters, auprès de l’ADIE (aujourd’hui Sénégal Numérique), de Senelec, du groupe Orange, de la SOGEB (Guinée), de la SIN (Togo). Au total, nous avons à ce jour réalisé 80 projets de Datacenter sur l’ensemble du continent.
Le Tech Observateur : Avez-vous pu maintenir le contact avec les nouvelles autorités ?
Olivier Labbe : J’ai choisi de m’implanter au Sénégal pour adresser l’Afrique de l’Ouest car ce pays a une forte culture de stabilité. Les dernières élections l’ont encore démontré. Par le passé, j’ai pu rencontrer 3 ministres sénégalais du numérique, mais je n’ai pas encore eu le privilège de rencontrer le nouveau Ministre de la communication, des télécommunications et du numérique Mr Alioune Sall.
Le Tech Observateur : Quel regard sur l’adoption et la mise en place de Datacenters au Sénégal ? Est-ce à dire que le pays est bien au rendez-vous des données ?
Olivier Labbe : Globalement oui. Le Sénégal bénéficie d’un emplacement géographique exceptionnel à la pointe ouest du continent et en face de tous les câbles internationaux tels que 2Africa qui est arrivé récemment. Et les Agences Numériques sénégalaises ont très tôt compris l’intérêt d’investir dans ces infrastructures. Mais Dakar peut encore augmenter ses ambitions en devenant la porte d’entrée de l’Afrique de l’Ouest, comme Marseille est devenu ces dernières années la porte d’entrée sud de l’Europe pour l’ensemble des câbles sous-marin en provenance de l’Asie.
Le Tech Observateur : Sauf qu’aussi bien du côté de l’Etat que du privé, les centres de données poussent partout. Est-ce la meilleure démarche quand chacun veut avoir son Datacenter à lui ?
Olivier Labbe : D’abord, je soulignerais que le potentiel numérique d’un pays n’est pas un marché « fini » à se partager. Pour reprendre mon exemple ci-dessus, le développement des Datacenters à Marseille ne correspond pas uniquement au potentiel local, mais au fait que quelques acteurs ont bâti une industrie internationale à cet endroit en profitant de leur position stratégique. Les Datacenters échangent des données entre eux, et les premières implantations de Datacenters sont un atout pour attirer les suivants. Au-delà du Sénégal, c’est bien l’accès à l’ouest de l’Afrique qui peut se décider. Pour finir de répondre à votre question, je dirais qu’il est important enfin de bien séparer les Datacenters publics des Datacenters privés. Avoir un seul Datacenter national pour mutualiser toutes les données régaliennes de l’Etat me semble une bonne option (plutôt que des Datacenters pour chaque Ministère par exemple). En revanche, plus il y aura de Datacenters privés, plus d’autres investisseurs privés seront enclins à venir se localiser au plus près.
Le Tech Observateur : Ceux qui sont au Sénégal sont-ils vraiment aux normes internationales ?
Olivier Labbe : Nous avons pu faire certifier Uptime Tier 3 en Design (conception) et Facilities (fonctionnement) les Datacenters de Sonatel et de Senelec. Cette certification est attribuée par un organisme américain indépendant qui certifie la disponibilité des Datacenters dans le monde entier.
Le Tech Observateur : A un certain moment, le Sénégal a essuyé des critiques pour avoir situé publiquement l’emplacement de son datacenter à Diamniadio. Quelle est la norme là-dessus, dans le monde ?
Olivier Labbe : Je ne suis pas compétent pour juger du bien-fondé de développer une activité économique sur le site de Diamnadio, en revanche, j’observe que les sites de Datacenter sont souvent à l’extérieur des capitales (Aubervilliers/St Denis ou Marcoussis pour Paris, Alcobendas pour Madrid, etc …). Les Datacenters « régionaux » sont rarement situés dans les centres-villes pour des questions de réserve foncière. Par ailleurs, l’emplacement d’un Datacenter doit prendre en compte l’aspect sécuritaire lié aux risques opérationnels d’inaccessibilité en cas de conflits sociaux (émeute, grèves et troubles civils, etc…), qui peuvent affecter la continuité informatique (intrusion physique sur le lieu : vol de matériel contenant des données, incendies criminels, ou encore casse des serveurs…). C’est pourquoi, leurs aspects extérieurs sont le plus souvent banalisés, pour épouser le cadre global lié à leur emplacement, et leur localisation est rarement positionnée en zone très urbaine. L’implantation de Datacenters à côté du nouveau poumon économique de Dakar ne me semble donc pas illogique.
Le Tech Observateur : On parle beaucoup de souveraineté numérique. Est-ce possible quand les données nous échappent par excellence ? Comment inverser la tendance ?
Olivier Labbe : Dans les années 2015, l’Europe a mis fin aux dérives du Patriot Act (qui faisait que les USA avait un accès illimité aux données des citoyens européens) en imposant par la loi la localisation des données de ses citoyens dans un Datacenter situé sur le territoire européen (qui de fait serait soumis aux lois RGPD européennes). Les Cloud providers américains ont été contraints de s’installer dans l’Union Européenne (en particulier en Irlande, qui a vu arriver un milliard d’€ annuel d’investissement externe les premiers temps). La loi est donc le moyen le plus efficace d’obtenir la souveraineté numérique et il n’y a rien qui empêche les Etats africains de le faire. La stratégie devra sans doute se faire au niveau de la sous-région.
Le Tech Observateur : Comment le Sénégal pourrait mettre à profit sa diaspora qualifiée pour mieux se positionner sur le numérique ?
Olivier Labbe : C’est un excellent point ! L’Europe, et en particulier la France, bénéficie d’une importante diaspora sénégalaise. Or, dans le domaine du Datacenter, les normes techniques du bâtiment sont à 99% identiques au sein des pays francophones. Un ingénieur sénégalais peut immédiatement travailler en France, mais surtout … la réciproque est vraie ! Les jeunes diplômés de la diaspora en France vont observer avec un intérêt croissant le potentiel du numérique africain, et chez BlueSun DC, nous sommes prêts à proposer des postes à ces profils, qui cumulent l’expérience acquise en Europe avec une connaissance de la culture africaine.
Le Tech Observateur : Vous travaillez sur deux domaines principaux, l’énergie et l’informatique. Comment l’IT pourrait jouer un rôle majeur dans l’exploitation du solaire sur un continent inondé de Soleil au quotidien ?
Olivier Labbe : Il y a 2 concepts : l’ “Energy for IT” et l”IT for Energy”.
Pour le premier, il s’agit de fournir l’énergie nécessaire aux infrastructures informatiques (schématiquement 20% aux Datacenters, 30% aux réseaux et 50% au terminaux). Cette énergie est à ce stade un problème sur le continent car elle est encore insuffisante pour tous les besoins et il faut arbitrer entre les usages (éclairage, industrie etc… et numérique). Qui plus est, les Datacenters demandent de l’énergie pour se refroidir et cette chaleur fatale est difficilement récupérable en Afrique (alors que des Datacenters chauffent des villes en Europe du Nord). A noter néanmoins que nous menons tous les 2 ans, en partenariat avec l’Africa Data Centres Association (ADCA) une étude sur la performance énergétique des Datacenters africain, et que celle-ci, malgré le climat défavorable, s’avère n’être que 8% au-dessus de la moyenne mondiale, ce qui est un excellent score (qui est obtenu grâce à l’utilisation des dernières technologies). L’utilisation de source d’énergie verte pour alimenter les Datacenters (telle que le solaire ou la géothermie en Afrique de l’Est) constituerait un atout supplémentaire indéniable.
Le deuxième concept ”IT for Energy” est aussi très important. Tout le monde connaît le leadership africain sur le mobile money, où le numérique a provoqué une innovation bancaire. De nombreux autres secteurs (agriculture, éducation et… énergie) sont à la portée des ingénieurs africains pour développer des innovations pour mieux servir la population, en particulier dans l’accès à l’énergie.
Le Tech Observateur : Qu’est-ce que BlueSun DC et quel est son coeur de métier ?
Olivier Labbe : BlueSun DC est la nouvelle marque de Cap DC en Afrique. Nous gardons les mêmes entreprises, les mêmes équipes, qui ont réalisé, depuis 2015, ces 80 projets de Datacenters sur le continent. Nous gardons aussi ce modèle unique qui consiste à développer des ressources en ingénierie africaines, avec un support européen intégré. C’est un modèle responsable qui développe des compétences locales, plutôt que de recourir uniquement à des ingénieurs européens qui vont intervenir pour une mission et repartir. En plus d’être vertueux, ce modèle fournit également le meilleur rapport qualité/prix. Nous proposons donc un compromis efficace entre des ingénieurs africains, compétents mais moins expérimentés (le marché des Datacenters étant encore récent), et des ingénieurs européens habitués à travailler sur des projets « hyperscale » (NB : de très grande taille).
(Source : Le Techobservateur, 28 mai 2024)